Viser sans tirer

Un doigt huit pouces sous terre

24/09/2009 11:23

    Cela faisait une semaine environ que mes vacances avaient débutées. Grasses matinées, journées passées à me dorer au soleil en me rinçant l’œil au passage, dîners durant parfois jusqu’à plus d’une heure du matin avec des amis, en trois mots : La belle vie.
J’avais loué avec ma compagne une charmante petite maisonnette à quelques centaines de mètres de la plage. Petite bâtisse construite sur un terrain beaucoup plus grand qu’elle, pas d’étage, peinte en jaune clair, deux chambres un garage, une maison d’été en quelques sorte.
La terrasse donnait sur la route qui bordait notre résidence, on avait donc le plaisir de saluer à chaque repas les passants qui allaient ou revenaient de la plage. Au début, c’était plutôt incommodant car nous n’avions aucune intimité, puis au bout de quelques jours, c’est comme tout, on s’habitue.
Nos amis, un couple de quelques années plus âgés que nous, résidaient au camping municipal dans une toile de tente. Un soir sur deux, nous allions dîner avec eux. Un soir sur deux, c’est eux qui venaient chez nous. Le matin, nous dormions et l’après-midi nous nous reposions sur la plage, étendu sur une serviette en plein soleil.
Tout allait pour le mieux, les nuages boudaient la côte avoisinante, les festivités s’enchaînaient à une vitesse impressionnante, les rires et le vin coulaient à flots, l’ambiance chaleureuse remplissait de joie celui qui s’y laissait prendre.
On peut comparer les vacances à une longue pause dans sa vie permettant de se ressourcer, chose faite, on reprend le cours normal de son existence jusqu'à la prochaine pause et ainsi de suite.
Toutes les bonnes choses ont une fin, mes trois semaines de détente terminée, je remontais vers ma ville natale dans laquelle j’avais toujours vécu. Là habitaient mes amis, ma famille, mon patrons et j’en passe. J’étais né là, je mourrai là.
Je louais une maison juste à côté du centre ville, une bâtisse spacieuse mais quelque peu délabrée à l’intérieur. Je m’y plaisais, le jardin était fleuri et ne manquait ni d’arbres ni de pelouse.
La haie qui me cachait du regard de mes voisins avait doublé de volume le temps de mes vacances, le gazon m’arrivait aux genoux, la boîte aux lettres était remplie à ras bord à 80 % de publicités inutiles, bref, mon jardin ressemblait étrangement à la savane.
J’entrais chez moi par la grande porte et ouvrait toutes les fenêtres. L’air frais porté par le vent entra par toutes les ouvertures et redonna vie à ma maison endormie.
Ce soir là, mon ventre était aussi vide que mon frigo, aussi avais-je dîné en tête à tête avec moi d’un sandwich dans le bar de mon copain André, à deux pâtés de maison de mon lieu d’habitation.
Je me suis couché anxieux sans raison, le moindre bruit me faisais sursauter, j’avais une boule dans le ventre et j’eus du mal à m’endormir.
Le lendemain matin, je me levais encore plus angoissé que la veille. J’avalais péniblement mon café au lait, tout me semblait hostile, même la cafetière me faisait peur, qui sait ? Elle allait peut-être se jeter sur moi dans quelque instants ?
Après m’être tant bien que mal ressaisi et voyant l’état désastreux de mon jardin, j’enfilait un vieux jogging et un tee-shirt troué puis je parti à l’assaut de ma grande haie armé d’un sécateur et d’une bonne dose de détermination. Trois heure après, elle était aussi bien taillée que moi quand je sort de chez le coiffeur.
Ce midi là, je me fit réchauffer une boîte de cassoulet. Il n’avait pas le même goût que d’habitude. Les nuages s’amoncelaient là haut, dans le ciel, les chiens des voisins hurlaient à la mort, pas un oiseau ne chantait, pas un passant ne passait, pas un agent ne sifflait, pas un être vivant ne semblait vivre normalement, l’ambiance était pesante, lourde…Malgré cela, je suis entré dans mon garage, j’ai attrapé une rallonge qui pendait, j’ai ouvert les portes en grand et j’ai sorti la tondeuse à gazon. Je l’ai mise en plein milieu de la haute pelouse puis je suis allé branché la rallonge. J’ai démarré l’appareil et j’ai commencé à tondre vigoureusement l’herbe. A un moment, l’hélice s’est coincée. Mon père me disait toujours : « Quand tu trifouille une tondeuse, n’oublie pas de la débrancher ». Ce jour là, j’ai ignoré malheureusement pour moi ce conseil. Une fois l’appareil retourné, j’enlevais machinalement la tige coinçant l’hélice. Chose faite, l’hélice en question se remit en marche et me sectionna l’index droit d’un coup sec.
_AAAAHHHHH ! ! ! ! ! ! Hurlais-je, surpris autant par le bruit que par la douleur. Je vis ma main rouge de sang à laquelle il manquait un doigt se glisser dans mon autre main, puis je me suis plié en deux et je suis tombé à genoux dans l’herbe fraîchement coupée. Je pleurais presque.
Le voisin, alerté par mon cri accouru pour me porter secours.
_Eh, oh, Monsieur Lucien, qu’est ce qui vous arrive ?
    Là, je lui présenta ma main ensanglantée et ma face tordue de douleur. Mon voisin était un homme intelligent et compris tout de suite qu’il y avait urgence. Il appela sa femme qui me prodigua les premiers soins tandis qu’il cherchait mon doigt après avoir éteint la tondeuse. Chose faite, il le mit dans un sac plein de glaçons et m’emmena en trombe à l’hôpital. Arrivé devant les urgences, nous descendîmes en courant les quelques marches qui menaient à l’accueil. Il y avait une vieille dame avant nous :
_Vous êtes allergique à quelque chose.
_Ben oui, à la poussière, au pollen, à l’humidité qui me ronge les os et à mon mari qui me casse les pieds, dit elle en pouffant.
_Non madame, ce que je vous demandais c’est si vous étiez allergique à un médicament en particulier, répondis aimablement l’infirmière.
_Oh ben je sais plus, depuis le temps que je suis pas venue voir le docteur.
    Mon voisin, Monsieur Martin, passa devant la dame et lança à l’hôtesse :
_Excusez-moi mais mon voisin vient de perdre un doigt. J’ai lu quelque part que si on le recousait pas dans la demi-heure, il était fichu, alors vous feriez bien de vous grouiller parce qu’il reste plus qu’une dizaine de minutes.
_Calmez-vous monsieur, est ce que je m’énerve ? Tenez, donnez lui ça pour la douleur, je suis à vous dans quelques minutes.
    Elle tendit un doliprane à mon voisin qui s’empressa de répliquer :
_Mais c’est urgent, vous dis-je ! Plus que 10 min !
_Monsieur, c’est chacun son tour, lança la vieille peau qui était avant nous. Reprenons, mademoiselle.
_Alors, vous êtes allergique à quels médicaments ?
_Laissez moi réfléchir…Le paracétamol, non, et…
    A ce moment de la conversation, épuisé par la douleur, je m’effondrais par terre dans un grand bruit. L’infirmière lança haut et fort dans ma direction :
_Pas la peine de simuler le malaise, monsieur, vous passerez après cette dame, un point c’est tout.
    Là, je laissai échapper un horrible râle pour forcer le destin.
_Bon, on va peu être vous faire passer avant, dit l’infirmière, perplexe.
    Mon voisin me ramassa et présenta ma main et le doigt dans le sac plastique.
_Alors, votre nom ?
_Lucien Dupin, articulais-je péniblement.
_Votre problème ?
_Vous ne voyez pas ?
_Je ne suis pas voyante et je n’ai pas de temps à perdre avec vos petits jeux ! Votre problème ?
_Je me suis fait sectionner un doigt par ma tondeuse.
_Il y a combien de temps ?
_28 minutes.
_Vous êtes allergique à un médicament en particulier ?
_Non.
_Vous pouvez aller patienter dans la salle d’attente, et tachez de ne pas tacher la moquette.
_Mais c’est urgent ! Dans deux minutes, mon doigt est mort !
_Il y a des cas plus grave que vous, regardez ce monsieur, dit elle en montrant du doigt un grand-père flageolant, il s’est retourné un ongle.
_Et alors ?
_Et alors rien du tout, cessez de me casser les pieds et aller patienter !
    Dépité, mon voisin et moi entrèrent dans la salle d’attente. 2 heures après, le médecin me reçu, nous examina moi et mon doigt et me dit :
_Je suis désolé, il n’y a plus rien à faire. Vous me devez 24 €.
    Je lui lançais la somme voulue au visage accompagnée de mon poing valide, puis je sortis, mon membre décédé toujours dans le sac plastique rempli d’eau ; la glace avait fondue.
_Ah les connards, me lança mon voisin sur le chemin du retour, Ah les pourris…
    Il me déposa devant ma porte en me lançant aimablement :
_Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je suis chez moi.
_Merci pour tout ce que vous avez fait, monsieur Martin.
    Je sortis de mon veston un billet de 100 € que je lui tendis.
_Non, non, vous m’offenseriez. Gardez-le.
    On s’est salués puis je suis rentré dans ma maison. J’ai commencé par désinfecter ma plaie, ensuite j’ai mis mon doigt violacé dans une boîte en plastique que j’ai mise au réfrigérateur, puis je me suis douché et j’ai pleuré, tout seul. J’avais besoin de voir Melissa, ma petite amie. Je l’ai appelée, et dès que je lui ai annoncé la nouvelle, elle m’a dit :
_C’était super nous deux mais maintenant, c’est fini. Je ne pourrais pas vivre avec un type qui n’a que 4 doigts à sa main droite.
_Mais…
    Avant que j’ai pu répliquer, elle avait raccroché.
_Ah la salope, me disais-je intérieurement, fou de rage.
    Ce soir là, largué par ma petite amie et ayant un fort besoin de compagnie féminine, j’appelait ma mère :
_Allô ?
_Allô maman ?
_Lucien, mon petit, comment va tu ?
_Mal, je viens de perdre un doigt.
_Quoi ? Mais comment t’es tu débrouillé, petit con ?
_J’ai oublié de débrancher la tondeuse, dis-je, honteux.
_Et ton père, paix à son âme, qui se cassait la voix à t’engueuler parce que tu ne faisait jamais ce qu’il te disait ! Ne compte pas sur moi pour te plaire ! D’ailleurs, je t’interdis de me revoir et je te déshérite, comme ça tu réfléchiras à deux fois avant de faire une connerie !
_Mais maman…
    Elle aussi m’avait raccroché au nez. Ma rage augmentait de minutes en minutes.
_Toutes des salopes, murmurais je.
    J’ai appelé mes tantes, mes amies, toutes m’ont laissé tomber. J’ai décidé de me tourner vers les hommes et ce fut le même résultat. A 22h du soir, le jeudi 29 août, le seul copain qui me restait était monsieur Martin. J’ai décidé d’aller sonner à sa porte. Sa femme m’ouvrit et hurla :
_Madre mia, Marcel, c’est notre estropié de voisin !
_Sort de là Gertrude, je charge le fusil !
BAM ! BAM !
    Je suis sorti en courant. J’étais toujours seul, et ce devait devenir mon quotidien.
    Le soir même, j’ai appelé les pompes funèbres pour faire enterrer mon doigt. Ils m’ont raccroché au nez en se tordant de rire, je l’ai donc inhumé dans mon jardin, seul. Le lendemain, je me suis fait virer de mon travail à coup de pied. J’ai perdu la raison et j’ai mit le feu à ma maison. Maintenant, je suis dans un endroit plein de gens comme moi, qui ont perdu un membre et qui sont devenus fous. Le refuge des parias, comme on l’appelle. J’ai eut beau réfléchir, je n’ai jamais compris pourquoi tous m’avaient rejeté. C’est encore et toujours une histoire de bons et de méchants, mais lequel suis-je ?

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